L’impossible rêve de Syed Kazim Baqeri (MBA 15)

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  • Le 21 août 2022
Rêver, est-ce encore possible quand, à quarante ans tout juste, on quitte son pays pour la deuxième fois, en abandonnant ruines et verre brisé pour n’emporter que la peur, un passeport, et une poignée d’êtres chers ?


Le 21 août 2021, il y a un an jour pour jour, Syed Kazim Baqeri s’est envolé dans le ventre d’un avion-cargo de l’armée italienne, avec sa femme, ses deux petites filles de 9 et 11 ans, sa maman, son frère et sa belle-sœur, sans espoir de revoir un jour Kaboul, sa ville, sa capitale qui venait de tomber aux mains des islamistes radicaux. Jusqu’aux derniers jours, il a espéré pouvoir rester en Afghanistan mais pour ce spécialiste de la prospective, certifié par l’Institute For The Future de Palo Alto en Californie, le futur ne s’écrit pas sur les chemins de la guerre.
Alors, Syed Kazim qui avait déjà fui l’avancée des Moudjahidines prenant possession de son adolescence en partant au Pakistan en 1993, s’est résolu à faire subir ce même voyage mais vers une destination plus lointaine, plus dépaysante, plus irréversible, à ses enfants pour qu’elles puissent grandir en sécurité, faire du vélo et décider de leur avenir. 
Partir sans se retourner

Rien ne lui manquait, pourtant, surtout pas l’amour de sa terre et la foi en son pays, où il était toujours retourné, après ses études, pour travailler au service du programme de développement des Nations-Unies à Kaboul, et après le MBA décroché à Audencia en 2015, pour fonder et développer une société de consulting IT. Un esprit entrepreneurial, une soif de créer, de regarder vers l’avant, qui ont sans doute sauvé Syed Kazim et sa famille, en le mettant en relation avec l’ambassade d’Italie, qu’il fournissait en services et programmes IT, à l’origine du laisser-passer d’exfiltration.
Vendredi 20 août 2021, après l’échec d’une première tentative l’avant-veille, la famille Baqeri reçoit des instructions pour se rendre à l’aéroport par un chemin sécurisé. Ils laissent tout derrière eux, leur maison, leurs affaires personnelles, leurs souvenirs et une vieille moto héritée du papa de Syed Kazim, pour rejoindre la foule des civils désespérés cherchant à fuir l’Afghanistan. Ils passeront une nuit entière, dans le doute et la peur, à l’aéroport de Kaboul, avant de décoller vers l’Italie, un pays qu’ils ne connaissent pas et qu’ils n’ont jamais appris à désirer.

S’il avait rêvé d’Europe, Syed Kazim aurait fait route vers la France, le pays de ses études, pour y retrouver quelques attaches et relations, et repartir d’un peu moins bas. Mais Rome puis Vicenza, en Vénétie, où atterrissent les Baqeri, sont leur Ground Zero. Il faut aller à l’école, trouver un travail, recréer une vie sociale, dans une langue inconnue sans point d’accroche avec le dari, le persan ou l’anglais qu’ils maîtrisent parfaitement. Il faut comprendre le mode de vie local, s’acclimater à la gastronomie, retrouver du sens, combler des vides et cesser de sursauter à ce qui met en joie les Européens, ces feux d’artifices dont les explosions festives font ressurgir en eux des images terrifiantes.
L’amertume de l’exil

Migrer, dans de telles conditions, c’est aussi se dévêtir d’une part de sa culture d’origine sans l’abandonner tout à fait. Syed Kazim pleure encore souvent en écoutant la musique d’Ashkan Arab dont le titre Watanam raconte ce départ, cette séparation d’avec la mère patrie comme une peine inconsolable, le sentiment de ne plus appartenir à aucune terre, le déchirement, l’oppression et l’impression d’être partout étranger à soi-même.

Car, plus que tout, l’exil impose à chacun de reconstruire l’image qu’on a de soi, accepter les mains tendues sans se laisser enfermer dans un statut, celui de réfugié, pour l’éternité. Qui suis-je dans le regard des autres, moi l’Afghan sans terre, le chef d’entreprise redevenu stagiaire, le père qui ne comprend pas le professeur de ses enfants ? Cette question traverse souvent les pensées de Syed Kazim et de son épouse, Freshta, tant la migration est un facteur de déclassement comparable à aucun autre, malgré leurs diplômes élevés et leurs carrières passées par de grandes organisations internationales.

Partir, c’est en effet abandonner ce que l’on a été, ce petit garçon espiègle devenu jeune homme, avec des rêves d’un Afghanistan trouvant enfin sa place dans l’avenir en se réconciliant avec son passé.

Lointaine Kaboul

Guerres anglo-afghanes, invasions soviétiques, poussées islamistes, coups d’état répétés et plaque tournante de la culture du pavot, aux yeux des Occidentaux, l’Afghanistan incarne la déliquescence des institutions politiques. Avant l’assassinat du Commandant Massoud le 9 septembre 2001 et surtout, les attentats du World Trade Center, le surlendemain, qui en effet savait placer sur une mappemonde ce pays de 40 millions d’habitants coincés au carrefour des plaques tectoniques de la géopolitique entre l’Iran, la sphère d’influence soviétique et la menace indo-pakistanaise.

Mais en septembre 2001, la communauté internationale découvre des femmes dissimulées sous des burqas, interdites de travail, d’identité et des droits les plus élémentaires. Le monde fait connaissance avec les principes obscurantistes d’un islam radical autochtone et l’application rigoriste de la Charia. Pourtant, l’Afghanistan, malgré l’instabilité, l’incertitude et l’insécurité, fût aussi une société moderne, à défaut d’être prospère, pendant les années Daoud notamment (1953-63 et 1973-78). À la fin des années 70, les femmes se promenaient en jupes courtes dans les rues de Kaboul, mais qui s’en souvient aujourd’hui ?

Les Moudjahidines, en capturant Kaboul au début des années 90, ont comme effacé ce passé, quand le petit Syed Kazim grandissait, avec sa sœur et ses deux frères, au cœur d’une famille ouverte dans les beaux quartiers de Kaboul. Son père comptable et sa mère enseignante ont toujours guidé leurs enfants sur les chemins de la connaissance, pensant que l’éducation était une porte ouverte sur l’avenir et que passions et centres d’intérêts étaient des nourritures intérieures essentielles. Syed Kazim regrette souvent ces jours-là, ces temps d’insouciance, qui ont disparu derrière d’autres souvenirs douloureux pour lui comme pour son pays tout entier.
Transmettre

Difficile dès lors, pour Freshta et Syed Kazim, de transmettre leurs souvenirs et la richesse de leur culture Afghane à leurs filles tout en leur laissant aussi l’opportunité de s’épanouir dans la vie des jeunes européennes. Cet équilibre périlleux entre racines et avenir est une question insoluble posée à nombre de migrants.

Puis, parfois, le calendrier ouvre une fenêtre, comme ce 20 mars 2022 marquant le premier jour de l’année persane. Ce nouvel an 1401 est le premier que la famille Baqeri passe loin de son pays. En Afghanistan, les Talibans ont de toutes manières interdit toutes les célébrations à cette occasion mais Syed Kazim et sa femme ont quand même souhaité marquer ce moment important et garder la tradition vivante au cœur de leur famille, en partageant quelques spécialités et rites associés à cette journée.
Regarder vers demain

Désormais, Syed Kazim se tourne vers l’avenir et se concentre sur son projet entrepreneurial. S’il ne rêve plus d’autre chose que de sécurité pour sa famille, il a soif de relancer sa carrière et de poursuivre sa marche en avant. « J’aurais dû emmener ci ou ça, » regrette souvent Freshta en pensant à tout ce qui manque, tous ces objets qu’ils possédaient à Kaboul et qu’il faut racheter à Vicenza.

Tout ce qu’ils ont pu emporter, ce sont les vêtements qu’ils portaient sur eux, leurs passeports, quelques documents et un projet de startup dans l’univers de la tech HR, patiemment développé depuis deux ans, par Syed Kazim sur un ordinateur portable qu’il a pu sauver.
Huit mois après son arrivée en Italie, la vie reprend son cours. La panique initiale a cédé la place à des crises d’anxiété sporadiques. Et chaque jour, les Baqeri reçoivent un soutien constant de la part de l’association Pari Passo, qui les a accompagnés dans leurs démarches administratives, l’apprentissage d’un Italien rudimentaire, et l’inscription à l’école des deux fillettes.

Aujourd’hui, Syed Kazim veut aussi reconnecter avec la famille Audencia et recréer autour de son projet entrepreneurial un réseau relationnel fort qui l’aidera à se relancer. S’il ne peut pour le moment retourner à Paris ou à Nantes, retrouver la camaraderie bienveillante qui a facilité son année de MBA, il compte sur le réseau Audencia Alumni pour s’ancrer en Europe et sur les marqueurs ADN forts de l’enseignement Audencia, autour de l’innovation durable et responsable, pour accélérer sa croissance.

Et si vous passez par Vincenza, Venise ou Rome, ne manquez pas de lui faire signe. Autour d’un café ou d’un Zoom meeting, il vous racontera son histoire et ses projets mieux que je ne saurai jamais le faire. Avec un sourire qui ne s’efface pas, et l’œil malicieux des petits garçons qu’on n’empêchera jamais de rêver.
Freshta, racontée par Freshta

Je venais de finir ma cinquième, en 1992, quand le gouvernement a changé en Afghanistan. Quelques jours après, la guerre civile s’est répandue dans le pays. C’était notre troisième guerre en quelques années, alors ma famille a décidé de fuir vers le Pakistan. Les premières années ont été difficiles, nous avions peu d’argent. Puis mon père a ouvert un petit commerce et ma sœur a commencé à travailler au Bureau d’accueil des Afghans du Pakistan.

Mes frères étaient encore petits mais ma sœur et moi rêvions de finir nos études pour aider notre famille financièrement. Après mon diplôme, j’ai commencé à travailler à la BBC, sur un programme dédié à l’Afghanistan appelé ‘Afghan Education Project.’ Ensuite, je suis devenue reporter puis productrice de programmes et coordinatrice.

Nous sommes revenus en Afghanistan quand les Talibans sont tombés en 2001. Au début, la situation était bonne. Je me suis mariée et Dieu nous a donné deux magnifiques petites filles. J’ai connu alors des temps heureux, pacifiques mais petit à petit les attaques terroristes se sont multipliées à Kaboul et dans les provinces. En 2008, j’ai dû quitter mon travail pour m’occuper de ma famille et parce que le contexte Afghan ne me permettait plus de travailler sereinement.

Mais la situation est restée convenable jusqu’à ce que les Talibans s’emparent de Kaboul et ne fassent chuter notre gouvernement. Alors, nous sommes partis, cinq jours après l’entrée des Talibans à Kaboul, grâce à l’aide de l’Ambassade d’Italie où mon mari avait des contacts.

Nous sommes désormais en Italie où nous recommençons notre vie petit à petit. Mes filles vont à l’école et j’aimerais retrouver un travail dans une radio, ou un autre média, comme reporter, productrice, rédactrice ou peu importe. J’ai beaucoup d’expérience, j’ai beaucoup appris pendant mes dix ans à la BBC.

Mes filles ont quitté l’Afghanistan en cinquième, au même âge que celui que j’avais quand j’ai fui moi aussi pour la première fois. Je n’ai qu’un rêve, que plus personne dans ma famille, dans mon pays, et dans le monde n’ait plus jamais à fuir à cause de la guerre. Le monde est magnifique mais la mère patrie est un paradis pour chacun de nous.
 
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